IMAGINER
Nous ne sommes pas seulement dans le présent. Nous ne sommes pas seulement dans le passé par le souvenir, dans l’avenir par le projet. Nous pouvons encore être ailleurs.
Nous sommes capables d’imaginer ce qui n’existe pas, ce qui n’a jamais existé, ce qui n’existera jamais. L’imagination est un pouvoir merveilleux qui semble lui aussi, à la façon de la pensée ou de la liberté, nous égaler à Dieu. Pas tout à fait cependant – on n’en sera pas surpris : nous ne pouvons rien imaginer qui n’appartienne au tout. Nous n’avons pas d’autre droit que de réorganiser autrement ce qui est déjà donné dans l’espace et le temps. Nous n’inventons jamais rien. Nous disposons autrement des fragments de la Création.
Telle qu’elle est, mesquine, misérable, tout juste capable de mettre des ailes au lion, des canines de narval à des chevaux ou à des gazelles pour en faire des licornes, et des queues de poisson à des bustes de femme pour les changer en sirènes, l’imagination est un rêve exorbitant. Montaigne en parle avec subtilité. Pascal l’oppose à la raison et la condamne sans recours parce qu’elle ne fait pas la différence entre la vérité et le mensonge : « maîtresse d’erreur et de fausseté ». On la traite de folle du logis.
Les révolutionnaires de tous les temps veulent la mettre au pouvoir.
Elle anime les menteurs, les mythomanes, les inventeurs, les prophètes, les romanciers, les poètes. Platon exile les poètes de sa république idéale parce qu’ils sont des menteurs. L’imagination est aussi ambiguë que la pensée et le langage. Elle mène à la ruine et elle mène à la gloire.
« Si tu t’imagines, fillette, fillette, si tu t’imagines... » J’ai vaguement imaginé, avant de commencer cette brève histoire du tout, ce qu’elle pourrait donner quand elle serait achevée.
Elle était bien plus réussie que ce qu’elle est devenue. Rien n’est plus charmant que les châteaux de l’imagination. Il ne leur manque que l’essentiel : d’exister. La jument de Roland était plus belle que toutes les autres, elle avait toutes les qualités qu’on peut prêter à un cheval – sauf une seule : l’existence. Leibniz assurait, sous les sarcasmes de Voltaire, que le monde où nous vivons est le meilleur de tous les mondes possibles. Et il n’avait pas tort pour la raison la plus simple : c’est que le monde où nous vivons est le seul qui existe. C’est le seul à être réel et à ne pas être imaginaire.
Rêveuse, utopique, insensée et absurde, l’imagination est une formidable pourvoyeuse de réel. Romanciers et poètes font profession de passeurs du pays de l’imaginaire au pays du réel. Beaucoup de poèmes célèbres ont été rêvés avant même d’être écrits et Mme Bovary, ou Gavroche, ou Matamore, ou Fabrice del Dongo sont plus réels que la réalité. Les savants aussi, chimistes, physiciens et astrophysiciens, biologistes, préhistoriens, et même mathématiciens, associent l’exercice de l’imagination à l’exercice de la raison : ils imaginent leurs solutions avant de les trouver et de les démontrer. La fameuse planète de Le Verrier a été découverte par l’imagination mêlée à la raison avant d’être découverte, sous le nom de Neptune, par le télescope de Johann Gottfried Galle à l’endroit exact où elle devait se trouver. La physique théorique et la mathématique sont une forme d’imagination que la réalité vient confirmer après coup. Les hypothèses d’Einstein sur l’univers, qui relèvent d’une imagination sans cesse soumise à la raison, ont été vérifiées par des expériences et par des expéditions dont les observations croisées et très concrètes ont assuré, sous les acclamations des savants, le triomphe de la théorie dite, plutôt à tort, de la relativité.
L’imagination se situe quelque part entre la raison, le souvenir, la poésie et la passion. Elle rêve à ce qu’elle ne sait pas, à ce qu’elle ne sait pas encore, à ce qu’elle ne saura jamais, à ce que personne ne peut savoir. C’est une linotte, une fleur des champs. Elle est charmante et gaie. Elle peut être très cruelle. Vous imaginez, au loin, ce que peut bien faire, en ce moment même, la personne que vous aimez. Elle se promène, elle rentre chez elle, elle sort, elle a pensé à vous, elle vous oublie, elle se demande obscurément si elle n’aime pas quelqu’un d’autre. L’imagination court les rues et la poste.
Elle n’a pas le moindre bon sens et il ne lui est pas interdit de montrer le chemin à la vérité. C’est ce qui fait son charme, et son danger. Elle trompe et elle séduit. L’art du roman, qui consiste à inventer avec des souvenirs, l’illustre avec éclat mais moins souvent, hélas, que ne le croient les auteurs et que ne le croient les lecteurs.
L’imagination des escrocs n’a d’égale que l’imagination de leurs victimes. Un nommé Vrain-Lucas entreprit un beau jour, il faut bien vivre, de rédiger en vieux français des lettres autographes de Thalès, d’Archimède, de Pythagore, d’Alexandre le Grand à son « très aimé » Aristote, une lettre de Lazare annonçant à sa sœur Marthe qu’il était ressuscité, une lettre de « Cléopâtre reyne à son très aimé Jules César empereur » pour lui donner des nouvelles de leur fils Césarion en route pour le soleil de la Provence et de la Côte d’Azur. Il proposa ces pièces uniques à un membre de l’Institut doté d’une imagination aussi vive que la sienne et qui s’appelait Michel Chasles. L’Immortel lut les lettres à ses confrères de l’Académie des sciences et l’imagination galopa jusqu’à ce que la sécheresse sans pitié de la raison scientifique transformât le triomphe en catastrophe : le parchemin des lettres de l’époque d’Alexandre, de César et de Tibère avait été fabriqué, à la fin du XIXe siècle, dans une petite ville française dont le nom familier apparaissait en filigrane.
C’est un grand malheur pour un romancier, pour un amoureux, pour un général, pour un savant de manquer d’imagination. C’est un grand malheur aussi d’en avoir un peu trop. « Vous ne manquez pas d’imagination !» le plus beau des éloges. Et une condamnation.